La rencontre que l’évangile de saint Jean nous propose, en mettant face à face les scribes et les pharisiens d’un côté, Jésus de l’autre, et la femme adultère au-milieu, pose avec une acuité particulière la question de la miséricorde. On nous dit souvent – peut-être parce que nous faisons souvent l’expérience d’une miséricorde à bon marché -, que la miséricorde est une faiblesse parce qu’elle ignore, ou elle feint d’ignorer, le mal qui se tapit au cœur de l’homme, et elle semble oublier la justice. L’avantage de la situation de cette femme adultère de l’évangile, c’est qu’il n’y a pas besoin d’épiloguer longuement. Elle a été prise en flagrant délit d’adultère. On ne pourra pas dire : peut-être, peut-être pas, c’était peut-être elle, ce n’était peut-être pas elle, peut-être que l’on a imaginé, etc. Elle a été prise en flagrant délit d’adultère, la faute est caractérisée, publique, notoire, et donc les scribes et les pharisiens sont fondés à poser la question dans les termes où la loi pose la question : l’adultère doit être puni de la lapidation.
Toute sa vie publique, Jésus a annoncé le pardon des péchés en se faisant proche des pécheurs, en allant au-devant de ceux que tout le monde accusait, y compris des pécheurs publics, comme les collecteurs d’impôts, pour prendre cet exemple. Comment va-t-il réagir ? Va-t-il réfuter la loi ou bien va-t-il accepter la loi ? « Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve, afin de pouvoir l’accuser. » Ils veulent ici trouver une occasion de piéger Jésus et de l‘accuser. Si Jésus condamnait la femme adultère, il contredirait son discours sur la miséricorde et s’il la graciait, il se verrait reprocher de désobéir à la loi. Or, dans sa réponse, il préserva l’une et l’autre.
« Mais Jésus s’était baissé et, du doigt, il écrivait sur la terre. » Jésus commence par répondre par le silence, en s’abaissant pour ne pas provoquer ceux qui l’entourent ni les humilier. Mais deux fois saint Jean nous dit que du doigt il écrivait sur la terre : bien sûr il laisse du temps à ses contradicteurs pour écouter leur conscience, mais il fait aussi un signe très fort par ce geste d’écrire avec son doigt sur le sol pierreux : la loi de Moïse dont se revendiquent les pharisiens, a été écrite sur des tables de pierre par le doigt de Dieu : on lit en Exode 31, 18 : « Lorsque l’Éternel eut achevé de parler à Moïse sur la montagne de Sinaï, il lui donna les deux tables du témoignage, tables de pierre, écrites du doigt de Dieu. » Il y a ici plus grand que Moïse, il y a le fils de Dieu : on vous a dit : lapidez, moi. Je vous dis : si vous êtes purs, lapidez. Quant à moi je vous apprends un langage nouveau de Dieu qui a écrit la loi pour la justice mais aime à faire miséricorde au pécheur d’autant que la loi prévoyait la mise à mort des deux partenaires : pris en flagrant délit. Où est l’homme adultère ? Donc cette lapidation n’est même pas juste, en stigmatisant seulement la femme. Jésus le sait car il connaît la loi, et il laisse les pharisiens, se laisser habiter par ces deux vérités en conscience : ils sont aussi pécheurs et ils ne sont pas justes.
Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. La loi n’est pas démentie, mais qui est juge sinon Dieu seul ? Voilà bien la sentence de la vraie justice. Une pécheresse doit être punie, mais pas de la main de gens qui ont la conscience souillée; la loi doit être accomplie, mais non par ceux qui la foulent eux-mêmes aux pieds. Oui, c’était la justice même qui s’exprimait par la bouche de Jésus; aussi, frappés par ces paroles comme par un trait énorme, ils se regardèrent mutuellement, et se reconnaissant coupables, « ils se retirèrent tous l’un après l’autre », et il ne resta que la misérable pécheresse en face de la bonté miséricordieuse. Comme l’écrit Saint Augustin : il ne resta que misera et misericordia : la misère et la miséricorde.
Comme l’écrivait un ancien président de la conférence des évêques de France, Monseigneur Vingt-Trois : « Nous le sentons bien, ce débat ne concerne pas seulement la femme adultère, Jésus et les pharisiens. Il nous concerne tous dans la mesure où tous, à un moment ou à un autre, nous sommes confrontés à des situations de faute et de culpabilité réelles, constatées et incontournables. Aussi la manière dont Jésus va réagir doit nous ouvrir des perspectives sur nos propres réactions. Or la réaction de Jésus, c’est de ne pas entrer dans le débat qui lui est proposé, mais de retourner la situation, c’est-à-dire non pas de se placer dans la position de juger la femme pécheresse, mais dans la position de nous demander si nous-mêmes, nous ne sommes pas pécheurs. Autrement dit, de prendre au mot les accusateurs pour les inviter à se soumettre eux-mêmes au jugement qu’ils portent.
En méditant sur ce passage de l’évangile, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à un travers de la société dans laquelle nous vivons, qui se transforme de plus en plus souvent en société d’accusateurs, et de me demander d’où vient cette virulence accusatrice. D’où vient cette volonté de toujours trouver, non seulement des responsables, mais surtout des coupables ? Qu’il s’agisse d’actes mauvais, comme c’est le cas de cette femme, et comme c’est le cas d’un certain nombre de gens autour de nous. Qu’il s’agisse d’événements dont personne n’a voulu la réalité mais qui sont arrivés quand même. Ou qu’il s’agisse même d’événements naturels. Si vous écoutez les radios, regardez les télévisions et lisez les journaux – ne serait-ce qu’une fois de temps en temps, sinon tous les jours -, vous ne pouvez pas ne pas être frappés de cette réaction qui est presque un réflexe pavlovien : dès qu’il y a un accident, à peine on se soucie des victimes et aussitôt on cherche qui va pouvoir être accusé. Et si par hasard il arrivait qu’il y ait un trou dans le dispositif des accusations, on se dépêche de faire une nouvelle loi pour être sûr que la prochaine fois, les coupables n’échapperont pas au châtiment. Face à ce réflexe si pharisien de notre société, qui consiste à s’ériger en juge de la faiblesse des autres, je ne peux m’empêcher de penser : qu’avons-nous à cacher ? Que voulons-nous oublier ? Qu’est-ce que cet esprit vindicatif est chargé de passer sous silence ? C’est cela que la parole du Christ va mettre en lumière. Il ne s’agit pas d’entrer dans le débat de savoir jusqu’à quel point elle est coupable et jusqu’à quel point elle doit être exécutée, etc. mais de demander aux accusateurs qui d’entre eux est innocent. « Que celui d’entre vous qui est sans péché, lui jette le premier la pierre » (Jn 8,7) c’est-à-dire qu’il assume la responsabilité de sa lapidation. Jésus fait ressortir ainsi que la logique de l’Évangile n’est pas une logique de mise en accusation mais une logique de mise en responsabilité. Le Christ ne se joint pas aux accusateurs, mais il appelle les accusateurs à prendre conscience de leur propre responsabilité. Ceci ne veut pas dire, comme vous l’avez entendu à la fin de ce récit, que Jésus approuve l’adultère, ni qu’il encourage la femme à continuer, comme trop souvent ce passage de l’évangile est utilisé dans le sens d’une interprétation erronée : regardez le Christ dans l’évangile qui pardonne à la femme adultère ! Il lui pardonne et il lui dit : « va, et ne pèche plus » (Jn 8,11), ce qui signifie qu’elle était pécheresse. Il ne dit pas qu’elle a bien fait de vivre l’adultère, il l’invite à vivre autrement.
Ainsi, quand nous nous approchons, comme nous le faisons en ce moment, de la célébration de Pâques, nous sommes invités d’abord, non pas à scruter les environs de notre vie pour détecter les pécheurs qui nous entourent et leur appliquer la rigueur des lois, mais à faire un retour sur nous-mêmes pour nous interroger sur le péché qui est en nous et que nous laissons prospérer plus ou moins, avec plus ou moins de complicité et de passivité. Le Christ nous invite tous à nous reconnaître pécheurs et à appeler la miséricorde de Dieu, il ne nous invite jamais à devenir les accusateurs de nos frères.