Mes chers frères et sœurs ! Dimanche dernier, nous avons médité sur le principe de l’incarnation de l’amour. Ce principe dit que, par amour pour nous, Dieu s’est fait chair, il s’est fait l’un de nous, dans une forme mortelle, a vécu comme chacun de nous, connu les joies et les peines de la condition humaine, la douleur, les déceptions, les trahisons… Mais qu’Il s’est donné et a aimé jusqu’au bout. Depuis le jour où Dieu a voulu se faire l’un de nous dans le sein d’une femme, la Vierge Marie, aimer Dieu et aimer le prochain sont les deux faces de la même médaille. L’un ne peut exister sans l’autre ! Aimer Dieu et aimer son prochain sont indissociables.
Aujourd’hui, à l’occasion de la fête de tous les saints, nous sommes encore invités à contempler cet amour qui rend heureux. Car sans amour, il n’y pas de bonheur possible. Les béatitudes que nous avons écoutées nous disent que vivre les situations qui y sont décrites comme Dieu -c’est-à-dire, comme Jésus lui-même les a vécues- signifie vivre la sainteté ici, sur terre, pendant notre vie, jour après jour. Cette sainteté est ensuite reconnue, tôt ou tard. Mais ce n’est pas la reconnaissance publique qu’attend celui qui veut incarner l’esprit des béatitudes. Un vrai disciple du Christ choisit de vivre les béatitudes parce qu’il a compris que la foi ne peut se vivre réellement que de cette manière-là. Un saint ne cherche pas à le démontrer, à le prouver à quelqu’un. Quand on entre dans la logique du « prouver sa sainteté », on s’en éloigne et on entre dans la catégorie des gens hypocrites, les pharisiens et les scribes contre lesquels Jésus s’est tellement mis en colère. Bien agir, bien parler, bien prier, être charitable… dans le seul but de donner un bel et bon exemple n’appartient pas à la sainteté, car la vraie sainteté, celle qui est ancrée dans le Christ, n’est pas ostentatoire. Bien au contraire, la vraie sainteté se vit naturellement, sans tambour ni trompette. Un jour où l’autre, cette sainteté évidente portera ses fruits car ce sont les autres qui en témoigneront !
En préparant cette homélie, je me suis demandé qu’est-ce que je pouvais bien dire de ce chapitre 5 de l’Évangile de Matthieu. Nous l’écoutons chaque année à la Toussaint, et certainement que vous avez déjà entendu des conférences brillantes et édifiantes sur les béatitudes. J’ai eu beaucoup de mal, puis j’ai prié, mais je n’ai pas trouvé d’idée. J’ai laissé le temps passer… Et au cours de la journée, en regardant des vieux documents, je suis tombé sur de vieux clichés de photos que j’avais développés il y a quelques années quand j’étais encore étudiant. Curieusement, j’ai eu un peu de mal à reconnaître les personnes qui étaient sur les photos, je ne me suis même pas reconnu. Les négatifs étaient en noir et blanc ! Et tout d’un coup, je me suis rappelé que sur le négatif, le blanc devenait noir et le noir devenait blanc ! Quel paradoxe ! Cela m’a intuitivement ramené aux béatitudes !
En effet, les béatitudes sont comme les clichés négatifs de la société et de la mentalité humaine dans sa réalité ordinaire. Dans les béatitudes, le noir devient le blanc et le blanc devient le noir. Ce qui est pour le monde et pour la société de réels échecs, les béatitudes le célèbrent comme une victoire. Ce qui est considéré humainement comme étant une bénédiction, les béatitudes nous disent qu’il s’agit là d’un malheur, une malédiction : « Heureux les pauvres, heureux les persécutés, heureux ceux qui pleurent », humainement, cela n’est pas logique dans notre monde. Il n’y a qu’un Homme-Dieu comme Jésus à pouvoir nous le dire. Ceci est choquant quand nous le prenons à la lettre. D’ailleurs, il ne s’agit pas de l’unique cas où Dieu nous choque dans l’Écriture, quand il prend le contre-pied de ce que nous pensons socialement et humainement. Nous le voyons quand Marie chante le Magnificat : « Dieu élève les humbles, renverse les puissants, il comble des biens les affamés, mais renvoie les riches les mains vides ». Tout ceci est tellement humainement faux, mais il s’agit bien de la vérité de Dieu.
Nous disons souvent : « le monde appartient aux plus malins, aux plus rusés, aux puissants, aux pourris, aux riches, ceux qui savent profiter des faiblesses des autres, qui les écrasent dans les compétitions, ceux qui savent faire les coups bas aux autres, ceux qui rendent le mal pour le mal, de manière sournoise…». La société nous donne l’impression que le monde fonctionne de cette manière-là. Dans l’éducation, nous le répétons à nos enfants.
A travers ces béatitudes, le Seigneur nous dit la Vérité, celle que la société ne veut pas et ne peut pas comprendre, parce qu’elle est humainement paradoxale et scandaleuse : « le monde appartient aux faibles, à ceux qui ne profitent pas des situations, le monde appartient aux gens honnêtes, aux gens simples, aux pauvres, aux petits, aux persécutés… ». Ce n’est pas parce que le monde ne veut pas l’entendre que cela n’est pas vrai. Notre monde est rempli de gens médiocres, de charlatans, de vendeurs de paroles…qui ont la cote dans les médias et dans l’opinion. Prenons l’exemple de la politique : nous n’aimons pas les élus qui nous disent la vérité en face, mais nous apprécions ceux qui nous disent ce que nous voulons entendre d’eux… Mais il n’y a pas qu’en politique que cela marche ! Voyons cela même dans la religion. Certains chrétiens veulent que le Christ se comporte en homme politique en campagne, qui attire les foules, faisant des miracles, nous disant ce que nous voulons entendre sans nous remettre en cause, nous caressant dans le sens du poil… Même sur la croix, ils ont voulu qu’il manifeste le plus grand des miracles en se libérant de la croix pour montrer que c’était lui le messie. Mais, il ne l’a pas fait. Tous étaient convaincus qu’il n’était pas le messie. Plus tard, après sa mort, un soldat romain reconnaît « cet homme était bien le fils de Dieu ». Et c’est cela la vérité de l’Évangile : un Dieu qui meurt en croix, dans la faiblesse et les humiliations.
Telle est la vérité des Béatitudes : un vrai cliché négatif, l’opposé, le contraire de ce que la société nous propose comme modèle. Aujourd’hui, essayons de voir dans la vie de l’Église, nos familles, nos communautés, au travail… des hommes et des femmes qui nous ont marqués par leur vie. Ils ont peut-être été vus comme vivant en décalage par rapport à la société de leur époque. Ils ont été pris pour des fous. Mais, être chrétiens, suivre un Dieu mort crucifié, humilié, pauvre, raillé, impuissant, un Dieu qui souffre et qui pleure, n’est-ce pas véritablement être fou dans un monde où la puissance, la richesse, la gloire, le plaisir… sont devenus les valeurs sur lesquelles se construit la société.
Oui, être chrétien et vouloir être saint comme le Christ, dans notre quotidien, c’est aussi accepter de vivre en contradiction avec l’esprit du monde. Je ne vous demande pas de quitter le monde, mais d’être dans le monde des lumières, de toutes petites lumières, sans prétention ni orgueil, qui vivent l’esprit des béatitudes, la pauvreté du cœur qui s’oppose à l’esprit de l’avoir et de l’indépendance de Dieu et des autres ; la pureté de cœur, qui s’oppose à la luxure et au plaisir mis sur un piédestal dans notre société ; la non-violence et la culture de paix, dans ce monde où familles, communautés, nations, voire même, les religions sont sans cesse dans un esprit de conflit, de violence et d’antagonisme parce que tout le monde veut prendre la première place ; vivre la douceur comme Jésus qui nous dit « venez à moi car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos » dans une société où la douceur est devenu une faiblesse, vivre la miséricorde, agir avec ses tripes, avec beaucoup de tendresse, pardonner, quand la société considère le pardon et la miséricorde comme les arguments des faibles. Contre la tiédeur spirituelle, demandons au Seigneur de nous aider à témoigner de notre foi, simplement, dans nos familles, auprès de nos amis, en fuyant cette fausse attention, qui est en réalité de l’indifférence, qui nous dit que pour être bien avec tout le monde, nous devons, au pire, renier notre foi, et au mieux, ne pas en témoigner pour ne pas faire de vagues autour de nous.
Les saints ont tous un jour été pris pour des fous. Nous les vénérons aujourd’hui ensemble, ceux qui figurent officiellement sur la calendrier liturgique, et ceux, nombreux, connus seulement par le Seigneur, et que nous croisons probablement, dans nos familles, dans nos communautés, à notre travail, ces gens qui vivent simplement leur foi, qu’on qualifie de manière caricaturale de « simples gens » ou « gens simples », ceux qui croient, donnent, pleurent, construisent un monde meilleur sans faire de publicité. Ce sont ces saints que nous célébrons aujourd’hui et c’est leur soutien spirituel que nous demandons.
Que le Seigneur vienne mettre dans nos cœurs ce désir profond, la seule et unique vocation : devenir des saints en nous unissant chaque jour au Christ. Sans ce désir de tendre vers la sainteté, notre vie, nos actions n’ont aucun sens. Demandons chacun aux saints que nous connaissons, dont nous portons le prénom, ceux pour lesquels nous avons une vénération particulière… de nous venir en aide, nous qui sommes encore pèlerins en ce monde, nous l’Église pérégrinante, appelée à s’unir à l’Église triomphante du ciel.