Nous avons écouté le récit de la Passion du Christ. Il s’agit d’un point de vue historique, du compte-rendu d’une mort violente d’un individu, Jésus, à l’âge de 33 ans un jour du temps il y a un peu plus de 2000 ans :
2000 ans plus tard la mort et la violence ne manquent presque jamais dans les nouvelles de chaque jour. Ces nouvelles se succèdent avec une telle rapidité que nous oublions chaque jour celles du jour d’avant : pour nous en France récemment, les manifestations contre la réforme des retraites, et les violences autour de la bassine de sainte Soline. Dans le monde évidemment la guerre en Ukraine autour de Bakhmout, guerre de tranchées qui rappelle les horreurs de la première guerre mondiale : Dès l’été 2022, le front s’est plus ou moins figé sur près de mille kilomètres, tout comme à l’automne 1914 sur 700 kilomètres des Vosges à la mer. Et encore tous les lieux de violence silencieuse, les conflits armés oubliés en Birmanie, en Haïti, au Congo, au Yémen, au Sud Soudan, au Nigeria, les innombrables prisonniers politiques, les camps de réfugiés et de sans abri, les enfants morts de malnutritions ou de maladies curables, la multiplication des bateaux de migrants qui tentent de gagner l’Europe, les violences conjugales et familiales qu’on cache pour préserver la famille et tant d’autres, proches ou loin de nous.
Pourquoi donc, après 2000 ans, le monde fait encore mémoire de la mort de Jésus de Nazareth, comme si elle s’était passée hier et que peut-elle apporter à notre monde ? C’est que cette mort a changé à jamais la triste dynamique de la mort et de la violence. Réfléchissons quelques instants sur cela. Joseph Conrad a forgé dans son roman Heart of Darkness cette expression pour décrire le comble de la méchanceté au sein de l’humanité: «cœur des ténèbres ». Cette présence du cœur des ténèbres nous la voyons dans l’acharnement de violence contre Jésus, insulté, battu, flagellé, humilié, crucifié, et nous l’entendons aussi dans cette unique parole de Jésus sur la croix rapporté par saint Matthieu : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » Comme si Dieu avait abandonné son Fils, comme si en Jésus l’humanité criait vers Dieu sa souffrance d’un Dieu loin du malheur des hommes, le laissant seul aux prises avec les ténèbres du mal. Pourtant Jésus sur la croix, dans son cri, prend sur lui tout le péché des hommes et rejoint toute la souffrance des hommes. Comment le savons-nous ? parce que Jésus va ressusciter au matin de Pâques, révélant la valeur de ses paroles et de son sacrifice d’amour. C’est pourquoi l’histoire du monde a changé le jour de la Passion.
Comme l’ont bien compris les Chartreux, eux qui ont adopté un blason qui figure à l’entrée de leurs monastères : celui-ci représente le globe terrestre, surmonté d’une croix, entouré de l’inscription Stat crux dum volvitur orbis, « la croix demeure tandis que le monde tourne ».
Que représente la croix, pour être ce point ferme, ce pivot principal dans un monde en fluctuation, dans notre société liquide ? C’est qu’elle est le « Non » définitif et irréversible de Dieu à la violence, à l’injustice, à la haine, au mensonge, à tout ce que nous appelons « le mal » ; et elle est en même temps le « Oui » tout aussi irréversible à l’amour, à la vérité, au bien.
« Non » au péché, « Oui » au pécheur. C’est ce que Jésus a pratiqué toute sa vie et qu’il consacre maintenant définitivement par sa mort. La raison de cette distinction est claire: le pécheur est une créature de Dieu et conserve sa dignité, malgré tous ses égarements. La croix « n’est » donc pas contre le monde, mais pour le monde : pour donner un sens à toute la souffrance qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura dans l’histoire humaine, et pour sauver les hommes. « Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde – dit Jésus à Nicodème – mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). La croix est la proclamation vivante que la victoire finale n’appartient pas à ceux qui l’emportent sur les autres, malgré les apparences, mais à ceux qui l’emportent sur eux-mêmes ; non à ceux qui font souffrir, mais à ceux qui souffrent de l’injustice des hommes et de la vie car Dieu leur fera justice au jour du Jugement.
Après le sacrifice de Jésus, plus profond que le cœur des ténèbres, palpite à jamais dans le monde un cœur de lumière. Plus profond que toute la haine et la méchanceté humaine il y a l’amour et la miséricorde du Christ. En effet, après sa mort en croix, et son cœur transpercé par tant de mal, le Cœur du Christ ressuscité s’est remis à battre, à jamais, dans la lumière de Pâques, Lui la lumière du monde qui brille dans les ténèbres et que les ténèbres ne peuvent plus atteindre, comme l’écrit saint Jean dans le prologue de son évangile. Tous ceux qui se tournent vers le Crucifié désormais ressuscité reçoivent de Lui force et lumière au cœur de leurs épreuves.
Alors en célébrant la Passion du Christ, aujourd’hui ne désespérons pas de voir la lumière dans notre vie, dans notre pays, dans notre monde ; accueillons l’amour de Dieu qu’il nous manifeste en son Fils mort sur la croix. Mettons notre espérance en Lui pour nos défunts, pour nos familles et notre monde d’aujourd’hui, car « Aujourd’hui s’accomplit la volonté du Père – dit une antienne de la Liturgie des heures -, faire du Christ le cœur du monde ». Cette phrase illustre l’indomptable optimisme chrétien qui a fait dire à une mystique au Moyen-âge: « Le péché est inéluctable, mais tout finira bien, toute chose, quelle qu’elle soit finira bien » (Julienne de Norwich). Oui c’est vrai car la résurrection du Christ atteste de la victoire définitive du Crucifié. Amen.